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Module d’introduction à la bioéthique et à l’éthique clinique
Suzanne Leclair, M.D.
Jocelyne Saint-Arnaud, Ph. D.
La naissance de la bioéthique
Jusqu’au milieu du 20e siècle, l’éthique médicale ne concerne à peu près que les médecins qui, de façon générale, sont jugés capables d’autoréglementation sur le plan moral dans l’exercice de leur profession. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale cependant, de profondes transformations sociales et scientifiques surviennent et en quelques décennies la relation patient-médecin se trouve entièrement bouleversée. Les principaux facteurs déclencheurs de ces transformations sont les scandales autour des expérimentations médicales, les progrès fulgurants de la médecine et les bouleversements sociaux.
C’est dans ce contexte qu’un cancérologue, Van R. Potter, propose en 1971 le terme bioéthique pour désigner un nouveau champ de réflexion, à la croisée des sciences biologiques et des savoirs portant sur les valeurs humaines. Initialement, l’objet de la bioéthique est de promouvoir une réflexion sur la portée environnementale et écologique des nouvelles découvertes scientifiques, mais elle est rapidement associée de façon plus particulière aux questions soulevées par l’application de ces nouvelles découvertes en médecine. Les principales disciplines sollicitées dès le début de la bioéthique sont la théologie, le droit et la philosophie. Parmi les nombreuses définitions du terme bioéthique, nous retiendrons la suivante : la bioéthique est la « mise en forme d’une recherche pluridisciplinaire, d’un questionnement sur des conflits de valeurs suscités par le développement technoscientifique dans le domaine du vivant et en particulier de l’humain »
La théorie déontologique ou kantienne
Le courant éthique déontologique kantien considère que ce ne sont pas les conséquences d’une action qui la justifient, mais le caractère moral intrinsèque de l’acte en question. Pour être jugé moralement bon, un acte doit satisfaire entre autres aux exigences de l’impératif catégorique de Kant (1724-1804), qui se décline ainsi : « Agis uniquement d’après une maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. » Une deuxième formulation de cet impératif est : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne d’autrui, toujours […] comme une fin, jamais simplement comme moyen. »
La dignité humaine selon Kant repose sur la rationalité et sur la capacité qu’a l’humain de se donner sa propre loi morale (impératif catégorique) sans faire référence à des règles religieuses. Tout être humain doit être respecté du seul fait qu’il appartient au genre humain, que ses capacités intellectuelles soient actualisées ou non. Chez Kant, il y a trois devoirs parfaits et deux devoirs imparfaits. Les devoirs parfaits sont ne pas mentir, ne pas tuer et tenir ses promesses. Ces devoirs parfaits ne souffrent aucune exception et engendrent des droits. Ces droits sont absolus : droit de ne pas être tué, droit qu’on ne nous mente pas et droit que les autres tiennent leurs promesses envers nous. Les devoirs imparfaits sont la bienfaisance et l’amélioration de soi. Ces devoirs imparfaits laissent la liberté à l’individu de déterminer quand et comment il les remplira.
À une époque où l’esclavage existait encore, Kant a fondé en raison la dignité de la personne et l’obligation morale fondamentale de respecter tout être humain, ouvrant ainsi la voie à des avancées majeures comme l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme. L’application du kantisme n’est cependant pas toujours facile eu égard à ses exigences universalistes et au fait que cette théorie n’indique pas comment agir en cas d’obligations conflictuelles (par exemple lors de conflits au sujet du droit à la vérité, du devoir de confidentialité etc.).
L’éthique de la vertu
Pour Aristote (384 av. J.-C. – 322 av. J.-C.), l’homme vertueux acquiert, avec l’expérience, la capacité d’adapter son action à la particularité d’une situation, pour faire le bien en dehors de toute considération sur les conséquences de l’action ou sur sa portée universelle. L’accent est mis sur la personne qui agit dans un environnement donné plutôt que sur des règles à suivre. Le philosophe et médecin américain Edmund Daniel Pellegrino (1920-2013) a appliqué le concept aristotélicien de la vertu à la médecine en démontrant que la visée première de la médecine (ou sa telos) est le bien-être du patient, ce qui motive fortement à bien agir. La théorie éthique de la vertu est un bon modèle pour rendre compte des qualités morales de la personne ou plus particulièrement du médecin (altruisme, empathie, etc.), mais sa faiblesse réside dans le fait qu’elle ne donne pas de repères précis pour arriver à l’action juste.
L’utilitarisme
L’utilitarisme tire son origine des travaux de Jeremy Bentham (1748-1832) et John Stuart Mill (1806-1873). Pour ces auteurs, l’action moralement bonne est celle qui engendre le plus de conséquences positives pour le plus grand nombre et le moins de conséquences négatives pour le plus petit nombre de personnes. Encore faut-il déterminer la nature des conséquences positives qui, pour les utilitaristes hédonistes, est liée à la promotion du plaisir et à l’évitement du déplaisir, tandis que des utilitaristes plus contemporains vont plutôt privilégier les préférences d’un individu. Une application stricte de cette théorie dans certains domaines de la santé pourrait cependant entraîner de sérieuses dérives. Par exemple, l’étude de Tuskegee sur la syphilis (1932-1972) aurait pu se justifier du point de vue utilitariste du fait que les conséquences dramatiques pour quelques centaines d’individus étaient susceptibles de permettre une meilleure compréhension de l’évolution naturelle de la maladie, qui allait être mise à profit pour des milliers de personnes ou pour les générations à venir. L’utilitarisme se prête mieux à l’évaluation du bien pour un ensemble d’individus et elle est donc particulièrement pertinente en santé publique ou pour l’allocation des ressources et la répartition des budgets en santé.
L’éthique de la sollicitude ou l’éthique du care
Dans les dernières décennies, bon nombre d’études ont mis en évidence des différences dans la façon de penser chez les femmes et chez les hommes. Ces derniers auraient tendance à délibérer de façon calme et objective et à considérer, à la suite de philosophes comme Platon et Kant, que les émotions sont des obstacles au jugement moral. Les femmes, au contraire, investiraient les aspects subtils des relations interpersonnelles et se laisseraient justement guider par leurs émotions et leur empathie. Selon Beauchamp et Childress, cette inclination débouche sur une « pensée morale engagée, contextuelle et même passionnée5 ». Ce mode de pensée, qui implique une sensibilité aux besoins de l’autre en situations concrètes et qui n’est pas réservée qu’aux femmes, a été érigé en théorie par Noddings. Cette théorie constitue le fondement de l’éthique de la sollicitude ou de l’éthique du care*, qui est au cœur des pratiques infirmières. Pour Saint-Arnaud cependant, ce courant de l’éthique appliquée n’a pas été apprécié à sa juste valeur et déborde le contexte des soins infirmiers : « Cette éthique est celle de tout être humain qui répond aux besoins de l’autre et qui s’actualise dans une relation de soins auquel l’autre participe. » Il s’agit là d’instaurer un véritable partenariat dans la relation de soins. Des critiques féministes ont souligné que cette position comporte le risque de renforcer les stéréotypes féminins en maintenant les femmes dans un rôle de subordination et de dévouement au sein des professions médicales. Quoi qu’il en soit, l’éthique de la sollicitude ou éthique du care occupe une place importante sur le terrain des soins de la santé, particulièrement en contexte de multidisciplinarité et d’interdisciplinarité.
* Certains auteurs vont utiliser le terme éthique du souci de l’autre.