L’un accumule les constats d’infraction et erre dans les rues de Montréal. L’autre est accusé d’avoir assassiné trois membres de sa famille. Deux histoires différentes, une même toile de fond : des mères, épuisées, qui se démènent pour aider leur enfant à vivre avec un problème de santé mentale grave. Le ministre responsable des Services sociaux, Lionel Carmant, veut améliorer l’accès aux soins en misant sur l’hospitalisation à domicile.
« JE GARDE TOUJOURS L’ESPOIR QU’IL VA S’EN SORTIR »
La voiture de luxe qui roule au ralenti sur la rue Sainte-Catherine attire les regards. Dans la pénombre, les junkies et les revendeurs de crack qui flânent au parc Émilie-Gamelin reconnaissent vite la conductrice : « C’est la mère d’Olivier. »
Soir après soir, Manon Latulippe part en voiture à la recherche de son fils de 31 ans, Olivier, tombé dans l’enfer du crack depuis des mois. À bout de nerfs et fatiguée, elle scrute rapidement les petits attroupements aux intersections des ruelles malfamées du centre-ville et va à la rencontre des visages qu’elle reconnaît.
« Parfois, des personnes qui ont vu Olivier me demandent de l’argent pour me donner des infos sur l’endroit où il se trouve », raconte Mme Latulippe.
Son fils refuse l’aide qui lui est offerte. Les policiers du secteur le connaissent bien. « Sur une échelle de 1 à 10, son niveau de dangerosité est de 1, dit une policière qui le connaît par son prénom. Et malheureusement, il y a des individus qui représentent un “10” qu’on laisse dans la rue. »
25 ACCUSATIONS CRIMINELLES, 14 000 $ D’AMENDES
Comme beaucoup d’autres personnes coincées dans la même situation, où se mêlent les problèmes de drogue, d’itinérance et de santé mentale, Olivier a cumulé des dizaines de petits délits et méfaits, pour la plupart mineurs, depuis qu’il fréquente la rue. Ceux-ci lui ont valu depuis 2019 pas moins de 25 accusations criminelles, dont plusieurs chefs de non-respect de conditions, et des amendes de 14 000 $ au total pour des infractions à des règlements municipaux.
« C’est ce qu’ils appellent la gradation des sanctions », explique Mme Latulippe. Chacun des chefs n’est, en soi, pas particulièrement sévèrement puni par la justice, mais leur accumulation vertigineuse pousse les délinquants directement vers l’emprisonnement… ou vers une vie de cavale dans des squats du centre-ville pour y échapper.
Mme Latulippe ne veut surtout pas en arriver là. Elle est effrayée à l’idée qu’Olivier fasse une nouvelle surdose. « Il en a fait une en janvier dans un crackhouse. Il a fallu cinq doses de Narcan [de la naloxone servant d’antidote aux effets du fentanyl] pour le ramener à la vie, souffle la dame. Ça m’empêche de dormir. Mais je garde toujours l’espoir qu’il va s’en sortir. »
Pendant des semaines, elle a passé des soirées entières à arpenter les rues du centre-ville pour retrouver son fils. Elle a multiplié les visites dans les postes de police pour les implorer d’intervenir, souvent sans succès.
« Ils me traitaient avec un certain mépris. Certains m’ont dit en pleine face que je perdais mon temps. »
— Manon Latulippe
Devant le refus d’Olivier de se présenter en Cour en mars pour faire face à la pluie d’accusations qui pèsent sur lui, son avocate, Me Catherine Lapointe, a réussi à obtenir du tribunal un mandat d’arrêt doublé d’une ordonnance pour lui faire subir une évaluation psychiatrique.
L’avocate fait partie du Programme accompagnement justice et santé mentale (PAJ-SM), sorte de tribunal alternatif de la Cour municipale, avec des juges dédiés et des avocats spécialisés, auxquels se greffent des équipes d’intervenants sociaux et du milieu de la santé. Le programme, implanté dans une trentaine de districts judiciaires, vise à réduire la récidive criminelle en réintégrant les soins de santé dans la vie des délinquants aux prises avec des problèmes de santé mentale ou d’itinérance. Pour éviter que les délits mineurs embourbent le système judiciaire, les juges acceptent de troquer des peines de prison pour des thérapies de quelques semaines dans des centres spécialisés. « Il faut un engagement de la personne. C’est une autre philosophie, qui reconnecte les gens avec le réseau de la santé », explique Anne Crocker, professeure au département de psychiatrie de l’Université de Montréal, qui a évalué le programme dans ses premières années.
BORDEAUX OU LA THÉRAPIE
« Quand les clients sont confrontés à la prison, on a un levier. Ça nous permet de dire : tu préfères aller à Bordeaux ou en traitement ? », résume Me Lapointe.
Le lendemain de soirée lors de laquelle nous avons accompagné Mme Latulippe dans les rues du centre-ville, Olivier s’est fait arrêter par les policiers du SPVM et conduire en détention à Rivière-des-Prairies.
Le lendemain après-midi, lors de sa comparution, ayant encore les facultés affaiblies devant le juge Steeve Larivière, Olivier ne voulait pas entendre parler de thérapie. « Dans cet état, avec moi, il peut m’envoyer chier, explique Me Lapointe. Le juge sait qu’il est désorganisé, mais il l’a en quelque sorte pris sous son aile. »
« C’est l’appel de l’asphalte. Tout ce qu’il veut, à ce moment-ci, c’est de retourner voir les pushers du métro Berri. »
— Me Catherine Lapointe, avocate d’Olivier
Après une semaine de détention en attendant son procès, Olivier a fini par accepter le compromis qui lui était proposé. Le juge a suspendu sept dossiers qui lui auraient valu sept ou huit mois d’incarcération, contre trois mois de thérapie. Il devra rendre des comptes à mi-parcours. S’il rechute, il risque l’incarcération.
C’est sa mère qui s’est démenée pour lui trouver une place en maison de thérapie. « J’ai appelé une dizaine d’endroits pour trouver un centre qui était prêt à le prendre pour trois mois », explique-t-elle.
Parallèlement, Olivier est accompagné par la clinique Droits devant, qui négocie le retrait de certaines contraventions en échange d’engagements concrets.
Bon an, mal an, l’organisme vient en aide à 150 personnes qui sont aux prises avec un problème de gradation des sanctions comme Olivier. « Quand les gens frappent le fond, souvent ils ont une prise de conscience face à la réalité judiciaire. Il n’y a pas grand-chose à faire si la personne continue à vivre dans la rue. Mais on peut les aider quand ils travaillent sur la stabilité résidentielle ou s’ils se rapprochent de leur famille », explique le directeur de l’organisme, Bernard St-Jacques.
UNE JUSTICE DE PETITS PAS
Dans l’ensemble, le système fonctionne assez bien pour réduire la récidive criminelle, estime Anne Crocker, même si les échecs sont nombreux. « Il n’y a pas de magie. Les acteurs du programme comprennent qu’il peut y avoir des accidents de parcours. C’est une justice qui fonctionne à petits pas », constate-t-elle.
Malgré tout, il manque cruellement d’accompagnement pour les familles, déplore Mme Crocker.
« C’est très difficile pour les proches de passer à travers la complexité du système judiciaire. Souvent, il faut qu’ils dénoncent la personne qu’ils aiment pour provoquer les choses et lui venir en aide. Ça peut être perçu comme une trahison, et c’est très dur à vivre. »
— Anne Crocker, professeure au département de psychiatrie de l’Université de Montréal
« C’est des portes tournantes. Tu tournes en rond, ça prend énormément d’énergie », résume pour sa part Mme Latulippe. Après plusieurs jours à tenter de sortir son fils de la rue, elle en a gros sur le cœur contre les policiers qui, selon elle, n’ont pas pris au sérieux ses demandes d’intervention. « Ils m’ont dit que je perdais mon temps », se désole Mme Latulippe.
Son acharnement l’a presque fait craquer, mais elle a obtenu une petite victoire contre le crack.
« Il y a des consommateurs qui préfèrent plaider coupable et prendre 30 jours de prison plutôt que de tenter de s’en sortir avec une thérapie », souligne Mme Crocker.
UN ORPHELIN QUI AIMAIT SES PARENTS
Quand Nathalie Cossette a appris que son amie Mylène Gingras avait été assassinée, vraisemblablement par son propre fils, le 17 février dernier, elle a eu un choc. Car même si on avait diagnostiqué une maladie mentale au garçon, sa mère ne le craignait nullement et passait tout son temps avec lui.
« Elle n’avait pas peur de lui. Du tout », assure Mme Cossette.
Mylène Gingras a été assassinée dans sa résidence de la rue Bélanger dans le quartier Rosemont à Montréal. Son fils, Arthur Galarneau, 19 ans, fait aujourd’hui face à trois accusations de meurtre, car son père, Richard Galarneau, et sa grand-mère, Francine Gingras-Boucher, figurent aussi parmi les victimes.
Dans les jours précédant le drame, Mme Cossette avait échangé plusieurs messages avec son amie. Elle a accepté de montrer ces échanges à La Presse pour montrer l’ampleur de l’amour que portait Mme Gingras à son fils. Mais aussi la détresse de certains proches de personnes vivant avec un problème de santé mentale grave.
Arthur était suivi par une travailleuse sociale et un psychiatre. Son état était fragile. Il consommait de la drogue. Il avait réintégré dernièrement un cours de patinage de vitesse, raconte Mme Cossette.
« C’EST L’AMOUR DE MA VIE »
Le 9 mars, Mme Gingras écrit à son amie pour lui dire que son fils est « en pleine psychose ». Il ne mange presque plus : Dieu lui dicterait cette interdiction. Il ne joue plus à ses jeux vidéo. Il fait bouillir de l’eau et dépose des verres partout dans la maison.
« Ça fait trois jours qu’il me dit des choses trop bizarres. Je capote. »
— Mylène Gingras, dans un message envoyé à Nathalie Cossette
La mère se dit « débordée ». Elle ne sort presque plus pour prendre soin de son fils. « Elle allait au gym, c’est tout », dit Mme Cossette.
Celle-ci décrit la famille d’Arthur comme « enveloppante », même si les parents étaient séparés. Le jeune homme habitait dans la même résidence que sa mère et sa grand-mère.
Le 10 mars, Mme Gingras écrit à son amie et lui raconte avoir commandé du poulet, qu’elle a mangé avec son fils. « Nous avons mangé dans le salon. Il adorait cela petit. Ça l’a beaucoup calmé. C’est l’amour de ma vie. »
« Ils n’étaient pas en conflit […] Ils avaient une super belle relation. Quand Arthur avait peur, il dormait avec elle. »
— Nathalie Cossette
Le dimanche 12 mars, le père d’Arthur vient passer la journée avec son fils pour donner un peu de répit à son ex-conjointe. « Je suis épuisée émotionnellement. Je ne veux plus le quitter ou le laisser seul. Il m’inquiète énormément […] Je souffre autant que lui », écrit la mère.
Au fil des échanges, on comprend que Mme Gingras croyait que ce qui avait déclenché en partie la crise de son fils était le fait qu’elle avait installé une pancarte « À vendre » devant leur maison de la rue Bélanger. « Mylène voulait déménager à Terrebonne ou à Mascouche. Pour offrir plus de tranquillité à Arthur », dit Mme Cossette.
« Ça le stresse beaucoup aussi, écrit Mme Gingras le 14 mars […] Je ne suis pas allée au gym ce soir, car il me suit partout. Je prends beaucoup de temps avec lui à discuter et je le vois dans ses yeux toute la paix que ça lui fait. »
Mylène Gingras, Francine Gingras-Boucher et Richard Galarneau ont été retrouvés morts le 17 mars.
DU SOUTIEN AUX FAMILLES
Ministre responsable des Services sociaux, Lionel Carmant reconnaît que pour certains proches de personnes vivant avec un trouble de santé mentale, le quotidien peut présenter de grandes difficultés. Pour eux, il existe le réseau Avant de craquer, qui regroupe des organismes communautaires à travers le Québec.
« Selon notre définition, un proche, c’est autant un membre de la famille immédiate qu’un membre de la famille élargie […] Et ça pourrait être aussi des amis, des collègues de travail, des propriétaires, des voisins… », explique la directrice générale de L’Accolade Santé mentale à Châteauguay, Gabrielle Brind’Amour.
L’organisme intervient de façon individuelle auprès de ses clients, mais donne aussi des ateliers sur différents troubles de santé mentale et sur des défis fréquemment rapportés par les familles comme la gestion des émotions ou l’estime de soi. Mme Brind’Amour le précise : ce n’est pas tous les proches aidants qui vivent mal leur situation. Et 90 % des personnes atteintes de problèmes de santé mentale ne sont pas violentes.
« Les familles de ces gens-là, elles veulent aider leurs proches. Souvent, le plus aidant pour elles, c’est de mieux comprendre ce que leur proche vit. Et d’être guidées dans le réseau. »
— Julie Belleau, coordonnatrice de l’organisme La Boussole à Québec
Dans ses interventions, La Boussole fait notamment « la distinction entre ce qui est dangereux et ce qui est dérangeant » dans les comportements d’une personne vivant avec un problème de santé mentale.
En dix ans de pratique, Nathalie Hachey, travailleuse sociale à L’Accolade Santé mentale, a remarqué que sa clientèle voulait souvent « être impliquée dans le plan de traitement ou le suivi de son proche ». « Mais plusieurs ont l’impression qu’ils ne sont pas écoutés », dit-elle. « Les émotions principales vécues par les proches, c’est l’anxiété, la culpabilité et l’impuissance », ajoute Mme Brind’Amour.
RÉFLEXION À VENIR SUR LA LOI P-38
Tant à L’Accolade Santé mentale qu’à La Boussole, on accompagne aussi les personnes qui veulent s’adresser à la cour pour demander une évaluation psychiatrique d’un proche qui représente un danger immédiat pour lui-même ou pour autrui, comme le prévoit la loi P-38. À L’Accolade, le nombre de ces accompagnements a doublé depuis le début de la pandémie. Une tendance observée à l’échelle du Québec.
Les proches qui s’adressent à la cour pour formuler ces demandes doivent s’identifier, ce qui les met dans une situation difficile, note Mme Belleau. Questionné sur le sujet, le ministre Lionel Carmant se dit « ouvert à réfléchir » à l’application de la loi P-38. Mais « ça prend une réflexion collective pour voir où on peut arriver à atterrir tout le monde ensemble ». Car le tout est complexe et touche à des questions de droits individuels, notamment.
Pour obtenir un service du réseau Avant de craquer : 1 855 CRAQUER
Lire l’article complet de La Presse : Santé mentale : le fardeau porté par des mères – La Presse+