@Dr Odette Bernazzani, ‘Haïti chérie : Un regard d’espérance au-delà de l’adversité’

29 novembre 2016

HAÏTI CHÉRIE: UN REGARD D’ESPÉRANCE AU-DELÀ DE L’ADVERSITÉ…

 

ICI PLANTÉ (POÈME de René Philoctète[1]) :

Pourquoi ici demeuré-je?

Jamais je ne me suis demandé pourquoi je continue de

vivre ici

comme je ne me suis jamais demandé pourquoi je respire

pourquoi je dors

pourquoi je parle comme je parle  

Au fait

pourquoi suis-je encore ici?                         ……

 

Haïti : Terre à la fois si proche et si lointaine, nom évocateur de douleurs, de tendresse, d’effroi et de courage. Je ne savais pas que j’en reviendrais avec un attachement rivé au cœur et une humble reconnaissance devant sa nature généreuse et complexe.  Mon séjour fut court – huit jours à peine – et pourtant si riche. Rien ne prépare véritablement à un premier séjour en Haïti…Il faut en prendre la mesure soi-même en plein cœur.

Ma mission : L’enseignement à Port-au-Prince auprès des résidents en psychiatrie de l’Université d’État d’Haïti. J’y accompagne mon collègue, le Dr Hans Lamarre qui depuis quelques années déjà travaille avec persévérance à la mise sur pieds d’un programme universitaire d’enseignement en santé mentale, un tel programme ayant été cruellement absent en Haïti pendant une trop longue période. Le Dr Lamarre est activement soutenu dans cette entreprise par le Dr Emmanuel Stip et par le département de psychiatrie de la faculté de médecine de l’Université de Montréal. Plusieurs collègues psychiatres ont déjà répondu généreusement à l’invitation des Dr Lamarre et Stip à participer au projet d’enseignement qui a donné ses premiers fruits en 2016 avec la graduation de cinq jeunes psychiatres, après plus de 25 ans sans nouveau candidat. Dans son allocution aux nouveaux gradués, le Dr Lamarre souligne la tâche qui les attend et leur insuffle vision et courage : ‘J’ai confiance en vous, en vos compétences… Je veux que vous gardiez une confiance inébranlable dans votre choix. Vous serez des professionnels indispensables qui trouveront leur place dans la société, qui aideront certainement, dans le futur, cette société à se reconstruire et permettre à la population de tendre vers un peu plus de mieux-être’[2]. Inspirée par ces paroles, je m’envole vers PAP à la rencontre de ces jeunes résidents en psychiatrie, pionniers et porteurs d’espoir….

…….                                                     Au fait

pourquoi suis-je encore ici?

Peut-être pour ce pic appelé Morne-la-Selle

peut-être pour le chemin dit des Quatre-Chemins,

ou parce qu’ici il manque d’écoles,

pour ce fleuve nommé Artibonite,

la dame-oiselle appelée Sara,

ou pour le manque d’hôpitaux,

peut-être pour cette rue appelée rue des Miracles

une fleur qui fleurit à dix heures,

peut-être pour toutes ces âmes qui vivent dans le noir.

 

Port-au-Prince, ville de 4 millions d’habitants qui ‘touche aux entrailles’. Je ne sais où poser mon regard tant la pauvreté et l’adversité sont présentes. Et pourtant, la vie quotidienne se bat et réclame son droit de survivance. J’essaie d’embrasser de mes regards toutes ces images saisissantes : Défilé de marchandes de fruits et légumes installées par terre, voisines des amoncellements d’ordures, maisons de ciment inachevées mais habitées, piétons et vendeurs de toutes sortes qui circulent au milieu de la congestion automobile dans une ville sans trottoirs et aux tracés de rues déroutants, égouts à ciel ouvert, abris de fortune en tôles aux alentours de la Cathédrale écroulée par le séisme, taps-taps[3] colorés et magasins aux enseignes d’espérance ‘Doux Jésus, Dieu soit loué, L’Éternel est bon’, bidonvilles à perte de vue sur les collines avoisinantes… Rien ne laisse indifférent. Vie et chaos s’entrelacent.

……..                                                               Mais, au juste,

                                                                       pourquoi suis-je encore ici?

Parce que le FMI nous abuse-atrophie-démantèle-vilipende,

parce qu’un policier a tué un étudiant place Capois-la-Mort

                                                                       parce que mon pays s’est fait yoyo, toupie folle,

                                                                       cœur d’igname sans couteau.

 

Et les personnes souffrantes d’un problème de santé mentale dans tout cela? Dans un article publié dans le Nouvelliste[4] et intitulé ‘Haïti, santé mentale : Entre ignorance et indifférence’, Woody Duffault, un étudiant à la maîtrise en psychologie, dénonce la situation des personnes souffrantes livrées à elles-mêmes : ‘Les rues de Port-au-Prince fourmillent de personnes privées de raison et de volonté, alors que nos dirigeants ferment leurs yeux sur leur état tragique et dépravé qui constitue un mal, une humiliation pour la valeur et la dignité de l’être humain’.

Mes collègues de Montréal avaient eu beau me prévenir, ma première visite du Centre Psychiatrique Mars & Kline fut bouleversante. Ce centre offre des services de consultation, de suivi et d’hospitalisation. Dès l’entrée franchie, une forte odeur d’urine et de selles. Une grande salle où un patient couché par terre attend d’être rencontré. Les consultations ont lieu dans des locaux exigus peu sécuritaires pour la rencontre de patients très souvent agités amenés par leur famille. Les patients hospitalisés, répartis d’un côté les hommes et de l’autre les femmes, vivent dans des conditions que la pudeur me retient de décrire, en manque de tout. A notre arrivée, ils nous interpellent; certains ont faim. J’apprends que leur séjour peut se prolonger bien au-delà de la rémission de leurs symptômes aigus étant donné la coupure de contact par la famille. Je ne peux m’empêcher de songer aux patients de nos anciens asiles québécois qui ont sans doute vécu dans des conditions semblables. Le cœur brisé, je me sens bien petite. Quelle prétention avais-je en pensant pouvoir aider en venant ici? Nos conditions de travail sont tellement différentes. La voix d’un jeune homme parlant français s’élève parmi les autres : ‘Venez-vous de France ou du Québec?’ Ravie de sa perspicacité, je lui mentionne que nous sommes du Québec. ‘Est-ce que vous connaissez Natasha St-Pierre?… et Justin Bieber?’ Cette référence à deux  interprètes canadiens bien connus me stupéfait. Au milieu d’un contexte déshumanisant, je retrouve un mouvement de vie, une étincelle de vie spontanée, un mouvement de relation.

Des mouvements de vie courageux et persévérants, j’en ai retrouvé tout au long de mon séjour. Et tout particulièrement chez les résidents en psychiatrie. J’avais très hâte de les rencontrer et de les retrouver dans leur milieu de travail. J’avais préparé plusieurs cours à leur intention et des rencontres de patients étaient aussi prévues. J’avais très envie de développer un dialogue avec eux qui me permettrait de mieux comprendre leur réalité afin que je puisse ajuster de mon mieux mon enseignement à leurs besoins, et par le fait même à ceux de leurs patients. Je prévoyais d’avance que je pourrais dire des choses peu pertinentes, voire même erronées, étant donné mon manque de connaissance sur leur contexte et la culture haïtienne, malgré le nombre de mes patients haïtiens. J’avais aussi espoir d’échanger sur une question qui me tient à cœur, celle des liens entre psychiatrie et spiritualité, dont je ne doutais pas qu’elle pose des défis particuliers, incontournables et complexes, pour le milieu haïtien. Je ne fus pas déçue.

J’ai fait la rencontre de résidents et de résidentes engagés, curieux, très désireux d’apprendre et de s’améliorer. Ils démontrent du courage et de la débrouillardise dans un contexte ardu à la fois pour l’enseignement et pour la pratique clinique. Ils doivent effectuer des entrevues avec des patients très agités dans des contextes peu sécuritaires. Ils disposent d’une pharmacopée limitée dont l’approvisionnement est erratique. Tout comme l’ensemble du personnel de la Clinique Mars & Kline, ils sont victimes de gestes violents de la part des patients. De plus, les résidents en psychiatrie œuvrent dans une société qui doute encore pour beaucoup de la pertinence de leur rôle. La majorité des patients qui souffrent d’un problème de santé mentale en Haïti sont d’abord amené par leur famille pour une aide et des traitements auprès de religieux. Les familles ne se résignent à une consultation en psychiatrie que lorsque la condition de leur malade est aigue, très sévère et n’a pas répondu aux traitements spirituels. J’apprends que les familles ‘magasinent’ souvent les soignants, et tout particulièrement les prêtres vodous. Les résidents ne disposent donc que d’une petite fenêtre d’opportunité lors de la première consultation pour tenter d’établir un lien avec le patient et surtout sa famille dans l’espoir de maintenir un suivi.

La question des liens entre spiritualité et psychiatrie qui fait l’objet de plus en plus d’intérêt en Europe et en Amérique dans la perspective d’une approche globale de la personne visant le rétablissement apparaît cruciale et à adresser ouvertement en Haïti où elle se pose en termes multiples et complexes. Un premier colloque sur le sujet intitulé ‘Santé mentale et spiritualité : Établir des ponts au service des personnes souffrantes’, co-organisé avec le Dr. Lamarre, accueillait une soixantaine de participants de divers milieux. Ce colloque regroupait de façon audacieuse quatre conférenciers : Le Révérend Pasteur Clément Joseph; Madame Euvonie Georges Auguste, Mambo-prêtresse Vodou; Monseigneur Pierre André Dumas, Évêque catholique; et moi-même. Les trois religieux, figures importantes en Haïti, sont déjà engagés dans un dialogue interreligieux fécond au sein des regroupements ‘Religions pour la Paix, Haïti’ et ‘Mission Sociale des Églises Haïtiennes’.  Lors du colloque, chacun put présenter sa perspective singulière et un échange dynamique eut lieu entre nous et avec les participants. Malgré des divergences notables dans certaines de nos perspectives, les quatre conférenciers ont pu exprimer une ouverture commune sur l’idée d’un travail de collaboration ‘terrain’ quant à l’aide aux patients. Le défi d’actualiser ce travail demeure entier mais un premier jalon important fut posé, permettant, entre autres, aux résidents en psychiatrie d’amorcer un dialogue essentiel avec la médecine vodouisante, et vice versa. Ce colloque et un échange personnel et convivial subséquent avec madame Auguste m’a fourni des éclairages précieux sur la spiritualité vodou. J’entends que le Houngan/la Mambo[5] se définit comme ‘un être de service, les services qu’il offre à la communauté étant d’ordre scientifique, philosophique et religieux’… Ce qui importe le plus dans le Vodou comme religion ou spiritualité, c’est le bien-être de l’autre. L’humain est libre de mener sa vie comme il l’entend’[6]. J’apprends que le Vodou est basé sur une conceptualisation élaborée de l’être humain. Dans cette conceptualisation, la partie visible de chaque être humain sert d’enveloppe à cinq autre composantes dont celle des ‘Lwas qui sont ceux qui rendent Dieu vivant dans l’homme. C’est à travers eux que Dieu parle aux hommes. Ils agissent comme les nombreuses facettes de Dieu qui est le Grand Tout, chacun d’eux étant l’une de ses caractéristiques’[7]. La notion de ‘crise de possession’ fréquemment utilisée en Haïti m’apparaît désormais revêtir des sens beaucoup plus hétérogènes que je ne le croyais au départ.

Dès le lendemain du colloque, je suis confrontée de façon dramatique à l’ampleur des défis cliniques auxquels sont exposés les résidents et à l’actualisation ‘dans la vraie vie’ des enjeux spiritualité/psychiatrie. C’est notre première consultation externe à Mars & Kline et il fait une chaleur intense dans le petit local de la roulotte où sont présents avec nous une dizaine de résidents dont le Dr Jacques qui s’est généreusement proposé pour procéder à l’entrevue. Se présente une dame de 32 ans, très agitée et contenue avec peine par 4 membres de sa famille dont son frère qui est notre informateur principal. D’emblée, son frère nous avise : ‘elle est possédée’. Son apparence nous saisie; elle est nue, à l’exception d’une petite culotte, le corps alourdie par un surplus de poids sévère et plusieurs maternités. Nous notons à la face interne de sa cuisse gauche d’amples lésions, des brûlures vives et profondes infligées très récemment par un traitement en médecine vodouisante. Son corps se déplace sans cesse dans un mouvement de reptation au sol. Une telle proximité avec une patiente agitée me crée un certain malaise. Aucun échange n’est possible; le plus souvent mutique, elle exprime parfois des propos incohérents à contenu religieux : ‘Malheur à ceux qui se convertissent’, ‘Le diable va venir la chercher’, ‘Elle va mourir et son âme ira au paradis’.  Elle nous mentionne aussi qu’elle ‘ne sert à rien’, qu’elle ‘veut mourir avec Jésus qui l’aime beaucoup’.

Sa famille nous raconte son histoire. Madame est mariée et mère de trois enfants, le plus jeune étant âgé de 5 ans. Elle est commerçante, vendant des produits sur la rue. Ses problèmes ont débuté abruptement il y a 5-6 jours lors d’une cérémonie vodou tenue à la maison par sa mère qui est une prêtresse. Lors de danses vodous, madame a changé radicalement de comportement, elle est devenue agitée, elle a détruit ses vêtements et son argent. Depuis, elle tient des propos bizarres, ne s’occupe plus d’elle-même ni de ses enfants. Elle doit être surveillée sans cesse. Selon son frère, madame n’avait jamais présenté de problèmes de santé avant cette nuit de cérémonie vodou. Nous apprenons que tout comme sa famille, madame pratique la religion vodou. Toutefois, depuis un certain temps, madame fréquentait également l’église protestante. Nous apprenons aussi que madame s’est récemment querellée avec sa belle-soeur (épouse du frère présent). Devant des commentaires désagréables de madame, sa belle-sœur lui aurait tenu des propos teintés de menaces vagues. Depuis ce temps, madame exprime la peur qu’on envoie vers elle des zombies (morts-vivants) au service de sa belle-sœur.

La perception des membres de la famille est exprimée clairement et fermement par le frère : Madame est possédée par des Lwas.  La famille vient pour que soient ‘calmés les Lwas’ grâce à une médication donnée le jour même, de façon à ce qu’ils puissent ramener madame à la maison et surtout au médecin vodouisant pour la poursuite des traitements.

Nous avons tous le cœur serré et de grandes inquiétudes par rapport à l’état de santé et au futur de cette dame : Sa plaie s’infectera-t-elle? (des antibiotiques lui sont donnés); Comment son tableau psychiatrique évoluera-t-il? (elle reçoit en stat de l’Haldol et du Valium en IM; et recevra avant son départ de la clinique à la fin de la journée une médication injectable, Modecate); La famille acceptera-t-elle de la ramener pour un suivi en externe permettant de monitorer son état et la présence d’effets secondaires? Sera-t-elle soumise à d’autres sévices soi-disant thérapeutiques? Cette expérience clinique avec ‘la vraie psychiatrie’ en Haïti fut saisissante et a donné lieu à des échanges des plus enrichissants avec les résidents.  Une discussion détaillée des enjeux liés à une telle situation clinique- non exceptionnelle dans le quotidien des résidents- dépasse le cadre du présent texte. Je dirai seulement que cet exemple  illustre de façon parlante la difficulté du travail clinique au quotidien en Haïti, et le courage et la détermination qu’il requiert de la part des résidents.

Enfin, je trahirais le récit de mon séjour en Haïti si je ne mentionnais pas un certain nombre d’autres rencontres qui ont généreusement participé à élargir ma compréhension de la culture haïtienne et de son histoire parsemée de résilience et d’adversité. Je pense à Philippe Dodard, peintre et sculpteur qui dans l’après-séisme regroupe 3000 enfants dans un projet visant le recours à la créativité pour transcender le trauma, projet ayant débouché sur une exposition des desseins au musée Smithsonian de Washington; à Margareth et Maurice Acra, propriétaires de la compagnie 4-C spécialisée dans la fabrication de médications génériques et qui emploie 400 personnes; à Oswald Brant trésorier de la Fondation Haïtienne pour les Maladies Mentales qui s’apprêtait à partir pour une visite de reconnaissance dans le sud après le passage récent de l’ouragan Matthew afin de mettre sur pieds des unités de soutien. Ces personnes m’ont parlé avec émotion et passion de la société haïtienne, de leurs inquiétudes à son égard mais surtout de leur engagement à la servir.

Tout au long de mon séjour en Haïti, grâce aux personnes qui ont croisé mon chemin de diverses façons, j’ai été frappée par la présence obstinée et combattive de ‘mouvements de vie’

qui se déploient au-delà et en dépit de l’immense adversité omniprésente. J’ai fait la rencontre de personnes engagées, lucides, déterminées et surtout amoureuses de leur Haïti chérie où la vie triomphe toujours. Je reviens avec le sentiment d’une richesse accrue qui je l’espère m’aidera, entre autres, à mieux soutenir mes patients, mes patients Haïtiens et tous les autres aussi. Mèsi Anpil Ayiti.

………                                                              Mais je reste

                                                                       pour cet arbre que j’aime à l’entrée de Grand’Anse,

                                                                       pour mon soleil brûlant qui rit des faux soleils,

pour une femme nommée Emeline Michel,

pour ces tambours qui ne cessent de battre,

parce qu’il y a ce héros appelé Dessalines,

parce qu’inébranlable

il y a ici un peuple qui veut s’ouvrir à la vie

René Philoctète

[1] Anthologie bilingue de la poésie créole haïtienne de 1986 à nos jours, Actes Sud/Atelier du Jeudi soir, 2015 , p.136-139. René Philoctète (1932-1995), poète, dramaturge, romancier et journaliste haïtien.

[2] Hans Lamarre, 25 juin 2016

[3] Taxis collectifs

[4] W. Duffault, ‘Haïti, santé mentale: Entre ignorance et indifférence’, Le nouvelliste, 14 octobre 2015. Le Nouvelliste est le plus ancien quotidien d’Haïti fondé en 1898.

[5] Médecin vodouisant masculin/féminin

[6] Extrait de la conférence de madame Euvonie Georges Auguste, intitulé ‘Vodou et santé mentale’, 13 octobre 2016.

[7] Idem